Philippe Dohy | La plus grande trouille du monde

Philippe Dohy / La plus grande trouille du monde©

HOMME : Georges Pouget.
FEMME : Hélène Derégnier.
Mise en scène : Philippe Dohy.

"Toujours l’âme,
entre deux lignes :
avoir peur, animal ;
vouloir faire peur, inhumain."

La scène est nue. Un homme, habillé sobrement, dans un ton uni, entre côté jardin, avec une chaise. Il pose la chaise au centre en regardant le public puis trébuche sur un obstacle imaginaire.

HOMME
(au public, en souriant)
Une seconde d’inattention, et tout bascule...
Il gagne l’avant-scène côté cour. Il regarde le public et ne bouge pas ; même pas les yeux quand la femme entre, précipitamment, côté jardin, Elle est jolie, habillée sexy - pas trop. Elle a une feuille de journal, non identifiable.
FEMME
(dans le mouvement)
J’ai la trouille.
Elle s’assied, ouvre son journal à la verticale et le lit, cachée. Sur le jeu de l’homme, elle ponctuera sa lecture d’onomatopées ("Aïe, ouille, oh la..." etc.)
HOMME
Bravo ! Vous êtes au Théâtre... Vous pouvez tout imaginer. (désignant la femme qui lit) Vous pouvez imaginer tout ce qui arrive... (cruel et souriant) Et tout ce qui est arrivé, vous auriez pu l’imaginer... Hummm... ?! (il désigne la scène d’un geste ample) Vous voyez ici le bunker, simple mais fonctionnel, de Mademoiselle Martinet. Mademoiselle Martinet est très bien équipée.
Rupture de rythme. Il parle vite et construit le décor en le jouant (gestuelle des katas de karateka) tout en traversant la scène vers le côté jardin.
HOMME (SUITE)
Ici, vous avez 107 rayons de bouteilles d’eau pure, et là une grande boîte de pastilles de désinfection bien blanches pour rendre potable n’importe quelle eau, même la plus dormante, la plus fétide, la plus rampante. Là, ce sont de larges casiers contenant des médicaments classés par ordre alphabétique, contre toutes les maladies étrangères. Ici, (il tourne une roue imaginaire - sur laquelle il avait trébuché) un immense congélateur avec du pain, du vin et du camembert, surgelés. Là, des réserves de couvertures, de vêtements, de savon, beaucoup de savon, énormément de savon mais aussi du dentifrice, des masques à gaz et, bien sûr, des cartouches de masques à gaz. Là, un groupe électrogène qui peut fonctionner au pétrole mais, au besoin, à l’huile de genoux grâce à ce vélo d’appartement, "qui veut aller loin ménage sa cravache". (il désigne le journal), Ceci est un vrai journal, un journal comme vous aimez l’imaginer, avec de vrais journalistes qui font de vraies enquêtes et disent de vraies vérités. Enfin, ce superbe lance-roquettes, dernier cadeau à sa fille, du regretté général Martinet.
L’homme se glisse dans les coulisses.
La femme pose son journal sur ses genoux et fait un signe de croix.
FEMME
Mon pauvre papa... Lui qui a tant fait pour le pays. Et moi, quoi ? Moi, j’ai la trouille, la trouille... Je lis les nouvelles en espérant que cela s’arrêtera. Eh bien non, les journaux, ça ne s’arrête jamais. Tous les jours, c’est pire. Vous imaginez tout ce qu’ils inventent dans la réalité pour nous faire fuir ? D’ailleurs, j’ai toujours eu la trouille. J’ai la trouille des hommes, de leurs regards visqueux sur mon corps de colombe, et de leurs mains collantes sur ma peau si douce. Vous ne trouvez pas que j’ai une belle peau ? Avec une peau si blanche, vous pouvez imaginer... Plus les peaux sont blanches, plus elles sont fragiles. Fallait être noir pour inventer le soleil. Avec tous ces dangers extérieurs, le mieux, c’est de rester à l’intérieur... On ramasse si vite un psoriasis ou une allergie quelconque. Les Noirs, s’ils ont une maladie de la peau, ça ne se voit pas. On leur fait confiance, on leur donne la main, et hop, malade. Le mieux, c’est de ne plus toucher personne. Même les femmes, même les Blanches... Elles sont si jalouses de ma beauté et de ma richesse... Méfiance ! C’est vrai que j’ai toujours eu la trouille, pourtant tous mes papiers sont parfaitement en règle. Des fois, je me dis que ça serait mieux de ne pas être trouillarde. Mais comment savoir ? La trouille, ça protège. D’ailleurs, c’est mon père qui me l’a donnée, ça c’est sûr. Il me l’a assez répété.
L’homme sort des coulisses, avec un képi sur la tête.
Tandis qu’il parle, la femme mime des gestes de mise en garde.
HOMME
Mais tais-toi, tu dis n’importe quoi. Tu ne te rends pas compte ? On pourrait très mal l’interpréter. Les mots sont très dangereux. Arrête de parler aux inconnus et de sourire aux étrangers ! Mais arrête, attention ! Bon sang ! Tu es folle ! Arrête de bouger, c’est aussi très dangereux ! Quand est-ce que tu feras attention ? Et arrête de toucher à cela. Tout ce que tu touches, tu le détruis. C’est pour cela que tu n’as pas de zizi, espèce d’idiote, tu y as trop touché. Tais-toi, je ne veux rien savoir, et ne me regarde pas ! Ne me réponds pas, ça suffit. La parole est d’argent, le silence est d’or. Alors, tais-toi, je t’en prie, et ne bouge pas. Des fois, je te jure, quand je pense à ton avenir, tu me files la trouille.
L’homme se glisse dans les coulisses.
Elle fait un signe de croix.
FEMME
Comme j’ai pu être méchante... Et turbulente ! Alors que mon papa était si gentil avec moi, alors qu’il ne voulait que mon bien et mon avenir. J’ai trop bougé, j’ai trop parlé. C’est sûr, c’est mon comportement irresponsable qui l’a tué. (un temps) Il était si gentil de dire que c’est moi qui lui filais la trouille, alors que c’est lui qui me l’a donnée, attentivement, jour après jour, avec une patience de saint. Parce qu’une belle trouille, il n’y a que ça de vrai pour vous préserver du danger. Quand on a la trouille, on ne bouge plus et on ferme sa bouche. Et quand on ne bouge plus, (elle articule chaque syllabe suivante) quand on ne bouge même pas le moindre mot, eh bien, on ne risque plus rien. Si tout le monde faisait comme moi, c’est sûr qu’on seraient tranquilles. (Elle rit.) Notez bien que j’ai tellement la trouille, que j’ai de la trouille à revendre. Même que je l’ai donnée à toute ma famille et à tous mes amis. Mais le plus, c’est à mon oncle que je l’ai refilée. (elle rit de plus en plus.) Alors, là, lui, on peut dire que comme trouillard, c’est le Chef, le Grand Chef ! Moi, à côté, j’ai une petite trouille de rien du tout... (elle rit moins) Le Grand Chef, oui, celui que vous connaissez... C’est mon oncle. Lui, on peut dire qu’il a la plus grande trouille du monde. Il a peur du noir, des Juifs, de la gauche, de la droite, des Arabes, de ceux qui ont l’air d’Arabes et de ceux qui n’ont l’air de rien. Il a peur des femmes qui aiment les hommes et des femmes qui aiment les femmes et des hommes qui aiment les femmes et des hommes qui n’aiment pas les femmes... Il a tellement peur, qu’il a fondé le parti de l’extrême-trouille. C’est bien, les réunions : personne ne bouge et tout le monde ferme sa bouche. Sauf mon oncle ; qui crie ; pour fiche encore plus la trouille aux autres ; et ça marche. De plus en plus de gens votent pour lui. Les gens font de plus en plus confiance à la trouille pour assurer leur avenir.
Elle se lève, pose son journal, se dirige lentement vers le public, s’arrête au bord de la scène, le regarde, le regarde encore, balaie la salle du regard.
FEMME (suite)
(regardant le public, très souriante)
Maintenant, la trouille de mon enfance, je la partage...
et je me sens beaucoup moins seule au monde...
L’homme entre derrière elle, il a un bandeau noir sur l’oeil droit, il sourit
.
La femme se retourne vers lui, se précipite dans ses bras et s’y blottit.
HOMME
N’aie pas peur, aie confiance. On va leur foutre la trouille...
Ils se serrent l’un contre l’autre, comme amoureusement.
Rideau

©Version courte, créée le 22 IX 2002, au Théâtre du Rond-Point,
et imprimée avec l’aimable autorisation des Editions Art & Comédie

29 septembre 2002
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